Dans son travail de thèse, Marine Gabillet a recueilli des témoignages de gestionnaires d’espaces verts participant au Propage (Protocole papillons gestionnaires). En ressortent des émotions qui apportent du sens au travail de jardinier.
Comme chaque printemps, dans toute la France, une centaine de jardiniers se sont lancés dans les premiers comptages de papillons en participant au Propage (co-animé par Noé Conservation). Avec le grand public (Opération papillon) et les naturalistes amateurs (STERF), les gestionnaires d’espaces verts jouent un rôle majeur dans la collecte de données sur les papillons de jour. Chaque année depuis 2009, parcs, jardins publics, cimetières ou squares font l’objet d’échantillonnages selon un protocole adapté à ces professionnels. La collectivité dispose ainsi d’un indicateur de biodiversité permettant d’évaluer ses pratiques de gestion, tandis que les données exploitées au Muséum contribuent au suivi des papillons en milieu urbain à une plus grande échelle. Le Propage accompagne de cette manière « l’écologisation » des villes.
Afin qu’ils puissent s’intégrer dans le planning annuel des gestionnaires, ces suivis exigent trois sessions de comptage par an (juin, juillet, aout), à reproduire d’une année sur l’autre en binôme. Chacun des comptages demande une dizaine de minutes. Selon un travail de thèse en cours, ces petits rituels auraient de grandes répercussions. « Nous nous sommes intéressés aux émotions des jardiniers qui partent compter les papillons sur leur lieu de travail. Nous avons ainsi pris la mesure du caractère transformatif de ces pratiques », annonce Marine Gabillet en s’appuyant sur de nombreux entretiens réalisés avec des participants et coordinateurs du Propage. Beaucoup témoignent en effet du plaisir à « chasser » puis identifier les espèces. Il y a ceux qui photographient leurs rencontres, ceux qui vont jusqu’à lancer un « concours » jovial avec le collègue de comptage. « Je suis un peu comme un gosse qui va à la récré, ça me change complètement de mon quotidien, c'est ma petite bouffée d'oxygène ! Je vais sur le terrain, je vais faire les relevés avec B. et on passe un petit temps ensemble où on s'amuse tout simplement ! » raconte l’un d’eux.
UN NOUVEAU SENS AU TRAVAIL
Moments de distraction, « bouffée d’oxygène » dans un travail parfois monotone, allègement des relations professionnelles… de nombreux bénéfices ressortent clairement des dires de ces « jardiniers-naturalistes ». Mais « s’occuper des papillons n’est pas seulement une source de plaisir pour les jardiniers, constate Marine; leur investissement les aide à redonner du sens à leur travail, dans le contexte actuel de crise environnementale et d’effondrement de la biodiversité ». Le fait de porter son regard sur un élément naturel qui n’a pas « d’utilité » à proprement parler, n’étant ni un auxiliaire de culture, ni un objet esthétique ou fonctionnel, change la manière de considérer son activité. La tonte, la taille, les semis se font en pensant au sort des papillons et par extension à celui de toute une biodiversité. La gestion des espaces verts devient plus écologique. C’est ce qu’exprime en substance ce volontaire : « Avant [Propage], on faisait de la gestion différenciée surtout pour des questions économiques, alors qu'aujourd'hui non. On fait de la gestion différenciée pour le côté écologique. » Le papillon est désormais un « usager » des espaces verts, avec ses besoins et ses préférences.
Pourtant, ces pratiques ne sont toujours pas perçues d’un œil complaisant. Certains participants subissent les sarcasmes des collègues quand ce n’est pas l’opposition de la hiérarchie. « Le plaisir au travail, même s’il s’inscrit dans une pratique vertueuse, n’est pas très reconnu voire dénigré » reconnaît Marine. Lorsque le contributeur n’est pas tout simplement prié d’aller « papillonner » ailleurs : « Moi j’aimerais aller beaucoup plus loin mais des fois on m’explique que… si je voulais aller plus loin, faudrait peut-être aller dans un espace naturel sensible ou un truc comme ça », se souvient un autre jardinier. Pourtant, si la vision strictement horticole et ornementale des espaces verts reste encore bien ancrée chez les décideurs et dans la population, les choses évoluent. Des pratiques impensables il y a quelques années encore deviennent monnaie courante – la gestion différenciée en est un bon exemple. Les jardiniers du Propage, en prenant du plaisir, en donnant un sens écologique à leur travail, se trouvent ainsi à l’avant-garde de ces changements pratiques et éthiques.
« J’aimerais que mon travail encourage la prise de considération des émotions, des ressentis des participants aux programmes de sciences citoyennes » insiste Marine. L’analyse des émotions, encore trop rare dans les sciences citoyennes, éclaire de manière originale et pertinente l’implication des participants. Les émotions positives favorisent l’assiduité au programme et les changements d’éthiques individuelles – d’autant plus dans le cadre du volontariat. D'autres types d'émotions plus négatives - l'usure par exemple - expliquent certaines difficultés que les coordinateurs rencontrent aussi dans la mobilisation sur le terrain. Et dans le cas du Propage, elles révèlent pour la première fois un changement dans la manière de concevoir son travail.